Regain d'activité à l'ambassade zollernoise

La réponse attendue par le représentant du Zollernberg ne tarda pas ; deux heures à peine après le départ du courrier de l'ambassade, cette lettre lui parvenait.

Khoryl, le 12 août an XII

Son Excellence Karl Ott von Strassheim
Chargé d'affaire représentant le Grand-duché de Zollernberg

Votre Excellence,

Je suis heureux de constater l'intérêt que suscite la renaissance de Locquetas, en particulier l'instauration du Commonwealth, aux yeux de nos cousins et amis zollernois. Comme vous le soulignez, nos nations respectives ont une longue histoire commune, qu'il nous appartient de perpétuer.

J'ai pris bonne note de votre demande d'audience. Le major-général Hans Kageneck, qui nous fait l'honneur de sa visite, ainsi que Votre Excellence serez reçus au Palais-Royal ce jeudi 13 août à 10 h 30, en présence du comte Maximilien de Kerjégu, ministre de la Défense.

Je vous prie de croire, Excellence, à l'expression de mes sentiments les meilleurs,

BORR

— Excellences ! Entrez, prenez place. J'espère que le voyage fut bon ?

Les représentants zollernois, accueillis par le Lord protecteur à l'entrée de son bureau, se virent offrir de lourds fauteuils aux lignes carrées, armature argentée et cuir cognac, disposés autour d'une table basse aux pieds ornés de sculptures indigènes : une pièce rare que l'hôte du Palais-Royal avait rapportée de ses séjours à Lautrec. Les dignitaires prirent place et eurent juste le temps de dire quelques mots des agréments de la capitale locquetienne que le chef d'État reprit, souriant :

— Très bien, très bien. Nos amis zollernois sont toujours les bienvenus à Khoryl, nos nations s'entendent depuis bien longtemps. Alors, bien entendu, il y a les... circonstances actuelles.

Le Lord protecteur s'arrêta un instant, joignant les mains en signe de réflexion. Puis il reprit, avisant tour à tout les représentants zollernois et le comte de Kerjégu.

— J'entends, Excellences, ce qui m'est rapporté. Je sais les griefs qui sont faits à mon gouvernement. N'est-ce pas, Monsieur le ministre ? Nous les avons chaque jour dans la bouche de nos opposants, dans la presse clandestine, dans les rumeurs les plus folles qui courent à notre sujet. Vous en avez reçu les échos, les factions prétendues zollernophiles et royalistes se vantent même de les propager ici et là sur votre territoire. Tout cela donne la fâcheuse impression d'un... comment dire ? d'un vaste... malentendu. Un malentendu sciemment orchestré, et dont je note qu'il n'a eu à ce jour pour effet que d'éloigner nos deux nations, alors même que ce sont ceux qui l'entretiennent qui prétendent à les rapprocher. Aussi je le redis fermement, comme je l'ai déjà dit publiquement : c'est l'honneur de ce gouvernement que de préserver les intérêts nationaux. Et ce qui fait obstacle à l'axe zollerno-locquetien fait obstacle à ces mêmes intérêts nationaux : voilà tout.

Les représentants zollernois semblaient un peu abasourdis par cette entrée en matière très politique. En fait de discussions diplomatiques, le Lord protecteur semblait dérouler un programme. Surtout, ce programme paraissait particulièrement conciliant pour le Zollernberg — fût-il énoncé avec sincérité...

— Cette évidence étant rappelée, Excellences, j'ai conscience que les modalités pratiques de la politique qui est la mienne puissent être... discutées. J'ai dépêché auprès de moi trois chambres parlementaires pour que cette discussion s'accomplisse, dans l'esprit de loyauté qui doit animer notre nation lorsqu'elle délibère sur de si graves sujets. J'entends chasser les conspirations qui tirent prétexte de la persécution pour parler et agir dans l'ombre : elles ne défendent pas d'autres intérêts que les leurs. Je veux rebâtir l'ordre social de Locquetas, qu'une ruine trop longue aurait pu faire disparaître complètement : il est le gardien du sentiment moral, de l'accomplissement collectif, de l'esprit national. J'aspire à ce que notre pays retrouve sur la scène internationale toute la place qui était la sienne au sommet de sa puissance — quelle nation ne rêverait pas d'être écoutée et distinguée comme Locquetas fut il y a de cela bientôt dix ans ? Et là encore, c'est contre les conspirations en tous genres que je porterai d'abord la charge : mon gouvernement, pour sa part, parle et agit en toute lumière et toute transparence. Je sais que les dispositions zollernoises ne sont pas différentes...

Le Lord protecteur lui-même parut agréablement surpris de la réaction de ses homologues zollernois à l'annonce des différents points de son exposé. La franchise dont il avait fait le pari avait porté ses fruits — un trait de caractère que les nations du Nord cultivent en commun et qui épargne aux pourparlers les préambules ennuyeux dont raffolent les méridionaux. Il s'en trouvait même payé en retour d'une offre de reconnaissance qui n'était pas pour desservir ses desseins...

— Je constate, Excellences, que nous partageons les mêmes vues sur l'essentiel des sujets qui nous occupent, et j'en suis sincèrement ravi. Monsieur le ministre m'est tout particulièrement témoin que ces dernières semaines ont apporté leur lot de difficultés dans la conduite des affaires nationales — le vieux comte de Kerjégu blêmit, croyant percevoir un acte public d'accusation dans les termes choisis par le Lord protecteur, — mais ce genre de réconfort nous engage à poursuivre l'effort. J'apprécie à cet égard le geste du Zollernberg, qui désire y prendre sa part en quelque façon...

Le dirigeant se redressa légèrement dans son fauteuil et marqua une courte pause, comme pour ordonner ses propres pensées.

— La question de la reconnaissance m'apparaît première. Vous savez, le prince de Montfleury étant à Talamanca, que nous la recherchons sur le plan multilatéral. Cependant, ces instances collégiales ne valent pas le centième d'une collaboration bilatérale bien comprise. Celle que nous offre votre gouvernement au premier chef. Aussi, un traité entre nos deux nations, selon les dispositions que vous esquissez, me semblerait très judicieux. Les bases que vous avez jetées sont saines et témoignent bien, je crois, de la volonté du Zollernberg de s'abstenir de toute ingérence dans les affaires locquetiennes : tout le monde y gagne, Excellences. Au sujet maintenant de l'offre matérielle que vous nous faites, vous comprendrez que je doive la décliner.

Kerjégu réprima un mouvement de surprise : l'état des forces du Commonwealth, qui ne lui était pas inconnu — et pour cause — aurait pleinement justifié un soutien, a minima logistique, d'une puissance alliée ; à titre plus personnel, surtout, il voyait fondre une occasion de rompre la chaîne de commandement qui reliait directement le chef des armées, en la personne du Lord protecteur, à toutes les unités présentes sur le territoire national. En cela, une force tierce, fût-elle alliée du régime ou même neutre, aurait pleinement servi ses vues...

— Jusqu'à ce jour, notre armée a fait face à tous les périls et à toutes les situations qui justifiaient son déploiement. J'entends que les hommes qui la servent soient tous, sans exception, citoyens du Commonwealth. Monsieur le ministre vous expliquerait mieux que moi les impératifs de sécurité qui motivent cette décision. S'agissant d'appuis logistiques, ou même de ressources et moyens de tous ordres en-dehors de la chose militaire, ceux-ci seraient à l'évidence mal compris et mal reçus par la population. Locquetas se relèvera par ses propres moyens — je suis certain que vous n'en prendrez pas ombrage — et se tiendra prêt à répondre à toute offre de coopération, sur un pied d'égalité, avec le Zollernberg.

Le Lord protecteur ajouta presque aussitôt :

— Pour répondre enfin à votre question, Excellences, le ministre zollernois des Affaires étrangères est le bienvenu en tous temps au Palais, et il le sera, le cas échéant, pour marquer la signature d'un traité de reconnaissance mutuelle.