Les contrariétés commencent
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Les contrariétés commencent
Une pluie battante s'abattait sur la capitale de Locquetas. Fourmillantes d'activité la semaine précédente encore, les rues étaient à présent désertes, et les services météorologiques affirmaient que la science dont ils s'occupaient en était la cause. Si quelques esprits chagrins y voyaient l'effet du couvre-feu militaire permanent qui avait accompagné l'instauration du nouveau régime, la majorité des bonnes gens de Khoryl, pour sa part, n'adhérait aucunement à cette imbécile théorie tout droit sortie de l'esprit dérangé d'un ennemi intérieur.
Une puissante berline sérigraphiée aux armes du chef de l'État circulait rapidement sur les boulevards khoryliens. Elle avait quitté l'aéroport quelque vingt minutes auparavant et, grâce aux larges autoroutes urbaines que des ingénieurs bien inspirés avaient dessinées aux abords du centre-ville, se trouvait déjà à un jet de pierre du Palais-Royal. Le Lord protecteur lui-même était au volant, qui se faisait un plaisir de traverser les carrefours sans freiner, une escorte motorisée ouvrant la voie de toute façon. La conduite avait le don de délasser le dirigeant...
Jaillissant de l'habitacle, celui-ci n'en avait pas moins le visage fermé, l'œil mauvais, la tempe nerveuse : en un mot, une contrariété lui résistait. Tout le palais allait bientôt en connaître la raison...
Une puissante berline sérigraphiée aux armes du chef de l'État circulait rapidement sur les boulevards khoryliens. Elle avait quitté l'aéroport quelque vingt minutes auparavant et, grâce aux larges autoroutes urbaines que des ingénieurs bien inspirés avaient dessinées aux abords du centre-ville, se trouvait déjà à un jet de pierre du Palais-Royal. Le Lord protecteur lui-même était au volant, qui se faisait un plaisir de traverser les carrefours sans freiner, une escorte motorisée ouvrant la voie de toute façon. La conduite avait le don de délasser le dirigeant...
Jaillissant de l'habitacle, celui-ci n'en avait pas moins le visage fermé, l'œil mauvais, la tempe nerveuse : en un mot, une contrariété lui résistait. Tout le palais allait bientôt en connaître la raison...
Re: Les contrariétés commencent
Sa Grâce traversa la galerie des Sorbets, trois salons, une antichambre, adressa deux mots à son secrétaire particulier puis s'enferma dans son propre bureau. Il jeta sur une table de marbre un magnifique maroquin de peau d'yeusois — matière noble qui devait être travaillée à même la bête avant sa mise à mort — et resta un instant debout devant une fenêtre. Retournant vers la table, il extirpa une lettre qu'il avait déjà lue plusieurs fois dans l'avion et laissa son regard courir à nouveau le long des lignes... Monsieur le Premier ministre... ces pénibles circonstances... au rappel de vos devoirs élémentaires... processus de révision de la constitution... fondement monarchique inaltérable... sans autre possibilité que de surseoir à toute ratification... et cette signature, que le Lord protecteur connaissait parfaitement, que le prince de Lautrec avait agrémentée de ces quelques mots de sa main, "Avec l'assurance de ma prière et de mes sentiments fraternels".
Sheldrake savait très bien les idées de son frère, Goldwaith, qui l'avait précédé en toutes choses ou presque : c'est à lui qu'il avait succédé au poste de Premier ministre, le vieux serviteur de l'État ayant voulu se consacrer à la principauté souveraine que le Roi lui avait concédée. L'époque était douce : on n'imaginait pas voir la fin de la dynastie Venceslas avant des générations, le gouvernement expédiait les affaires courantes dans une quasi insouciance, en tout cas une sorte de certitude que tout irait comme par le passé, rien ne résistait à l'économie locquetienne ; il n'y avait pas jusqu'au cousin zollernois qui ne vît en Locquetas un phare rayonnant sur les mers du Nord-Est. C'était un temps béni que l'an IV. Hélas, que de désordres avaient succédé à cette période ! La disparition du Roi, le coup d'arrêt à l'économie, l'agitation sociale, les incartades étrangères sur le territoire national, le réveil des appétits zollernois... Sheldrake n'avait jamais quitté le navire : avec huit ans à la tête de l'exécutif, la longévité du Premier ministre avait été remarquable — et même mieux, sans précédent connu dans l'histoire constitutionnelle locquetienne.
Ce gouvernement du Roi sans Roi avait tout de même fait son temps : les vues du voisin continental se faisaient pressantes, les Klausbourgs parlaient quasiment tout haut de mettre le pays sous tutelle — une bien belle revanche de l'histoire, eux qui s'étaient rendus à la Couronne lorsqu'Angmar mourait la bouche ouverte, — en un mot les intérêts nationaux n'étaient plus garantis dans cette forme provisoire qui durait. De là l'arrêt du Conseil constitutionnel rendu au début de l'été, la nouvelle constitution, le Commonwealth... Et cela, Lautrec ne le voyait-il pas ? Fallait-il être aveugle ! Quelle traîtrise, quelle lâcheté ! Sheldrake avait négocié des mois durant pour assurer une transition constitutionnelle sans heurts. L'armée l'avait suivi : il avait épargné au pays un nouveau bain de sang. La population s'était rendue aux vues de son dirigeant : c'était bien, cela évitait les désordres, les dissidences plaçant trop d'espoirs dans l'indiscipline générale. Vraiment, tout s'était enchaîné sans problème, jusqu'à cette lettre. Cette maudite lettre. Goldwaith ne ratifierait donc pas la constitution. Du moins pas en l'état : on ne savait pas vraiment. Il décidait de surseoir. Lautrec voguait de fait, au loin, dans les mers du Sud, sans statut d'État souverain, sans chef d'État à proprement parler, sans voix au concert des nations. Qu'était-ce ? Une principauté autonome ? Un territoire sans maître ? Borr l'Aîné régnait bien en tant que prince, ses prérogatives étaient même particulièrement étendues, mais pouvait-il espérer faire scission ? Ce schisme pourrait-il durer ? Qui le suivrait dans cette impasse ? Avaricum, son voisin immédiat ? Prya, cette (hrrmmm) écodémocratie ?
Il fallait rappeler Goldwaith à la raison. Goldwaith Ier, roi de Lautrec, est-ce que ce n'est pas un peu comique ? Mais les plaisanteries les meilleures sont aussi les plus brèves. Enfin, dans l'absolu, mieux vaudrait ne pas plaisanter. Qu'avait-on encore besoin de se divertir, quand l'État pourvoyait à tous les besoins des citoyens ? Un travail bien accompli ne suffisait-il pas à éclairer la journée de l'ouvrier ? Une famille nombreuse n'était-elle pas le tout d'une bonne mère ?
Sheldrake s'égarait. Mille et une idées lui venaient à l'esprit. Il songeait à dépêcher un groupe aéronaval en mer du Sud. Pour l'instant, toute l'armée était massée autour du Domaine royal, la métropole : difficile de la départir de cette surveillance étroite du territoire et de la population, on ne savait jamais. Lautrec le savait, lui : il avait du temps. Qu'allait-il donc vouloir négocier ? À quel titre voulait-il agir, pour bloquer ainsi la ratification de son État ? Tout s'embrouillait...
Sheldrake savait très bien les idées de son frère, Goldwaith, qui l'avait précédé en toutes choses ou presque : c'est à lui qu'il avait succédé au poste de Premier ministre, le vieux serviteur de l'État ayant voulu se consacrer à la principauté souveraine que le Roi lui avait concédée. L'époque était douce : on n'imaginait pas voir la fin de la dynastie Venceslas avant des générations, le gouvernement expédiait les affaires courantes dans une quasi insouciance, en tout cas une sorte de certitude que tout irait comme par le passé, rien ne résistait à l'économie locquetienne ; il n'y avait pas jusqu'au cousin zollernois qui ne vît en Locquetas un phare rayonnant sur les mers du Nord-Est. C'était un temps béni que l'an IV. Hélas, que de désordres avaient succédé à cette période ! La disparition du Roi, le coup d'arrêt à l'économie, l'agitation sociale, les incartades étrangères sur le territoire national, le réveil des appétits zollernois... Sheldrake n'avait jamais quitté le navire : avec huit ans à la tête de l'exécutif, la longévité du Premier ministre avait été remarquable — et même mieux, sans précédent connu dans l'histoire constitutionnelle locquetienne.
Ce gouvernement du Roi sans Roi avait tout de même fait son temps : les vues du voisin continental se faisaient pressantes, les Klausbourgs parlaient quasiment tout haut de mettre le pays sous tutelle — une bien belle revanche de l'histoire, eux qui s'étaient rendus à la Couronne lorsqu'Angmar mourait la bouche ouverte, — en un mot les intérêts nationaux n'étaient plus garantis dans cette forme provisoire qui durait. De là l'arrêt du Conseil constitutionnel rendu au début de l'été, la nouvelle constitution, le Commonwealth... Et cela, Lautrec ne le voyait-il pas ? Fallait-il être aveugle ! Quelle traîtrise, quelle lâcheté ! Sheldrake avait négocié des mois durant pour assurer une transition constitutionnelle sans heurts. L'armée l'avait suivi : il avait épargné au pays un nouveau bain de sang. La population s'était rendue aux vues de son dirigeant : c'était bien, cela évitait les désordres, les dissidences plaçant trop d'espoirs dans l'indiscipline générale. Vraiment, tout s'était enchaîné sans problème, jusqu'à cette lettre. Cette maudite lettre. Goldwaith ne ratifierait donc pas la constitution. Du moins pas en l'état : on ne savait pas vraiment. Il décidait de surseoir. Lautrec voguait de fait, au loin, dans les mers du Sud, sans statut d'État souverain, sans chef d'État à proprement parler, sans voix au concert des nations. Qu'était-ce ? Une principauté autonome ? Un territoire sans maître ? Borr l'Aîné régnait bien en tant que prince, ses prérogatives étaient même particulièrement étendues, mais pouvait-il espérer faire scission ? Ce schisme pourrait-il durer ? Qui le suivrait dans cette impasse ? Avaricum, son voisin immédiat ? Prya, cette (hrrmmm) écodémocratie ?
Il fallait rappeler Goldwaith à la raison. Goldwaith Ier, roi de Lautrec, est-ce que ce n'est pas un peu comique ? Mais les plaisanteries les meilleures sont aussi les plus brèves. Enfin, dans l'absolu, mieux vaudrait ne pas plaisanter. Qu'avait-on encore besoin de se divertir, quand l'État pourvoyait à tous les besoins des citoyens ? Un travail bien accompli ne suffisait-il pas à éclairer la journée de l'ouvrier ? Une famille nombreuse n'était-elle pas le tout d'une bonne mère ?
Sheldrake s'égarait. Mille et une idées lui venaient à l'esprit. Il songeait à dépêcher un groupe aéronaval en mer du Sud. Pour l'instant, toute l'armée était massée autour du Domaine royal, la métropole : difficile de la départir de cette surveillance étroite du territoire et de la population, on ne savait jamais. Lautrec le savait, lui : il avait du temps. Qu'allait-il donc vouloir négocier ? À quel titre voulait-il agir, pour bloquer ainsi la ratification de son État ? Tout s'embrouillait...
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